Extraits

Pour fêter l’anniversaire de la sortie du livre, malheureusement épuisé dans sa version brochée, voici quelques extraits en accès libre : le chapitre 6 et le chapitre 17

Chapitre 6

La reprise du pouvoir par les dominants

Aussi longtemps que les partis dits de « gauche » ne remettront pas en cause les bases mêmes du système hiérarchique, la lutte des classes n’aura qu’un sens tronqué et renaîtra toujours de ses cendres, puisque le système qui lui donne naissance n’aura pas été aboli.

Henri Laborit, La Nouvelle Grille, 1974

La lutte des classes existe, nous l’avons gagnée.

Warren Buffett, financier et milliardaire, 2011

Chez chaque dominé, il y a un dominant qui sommeille. Henri Laborit a rappelé que la dominance est conjoncturelle : placez des rats dominants avec d’autres rats plus forts et ils se comporteront comme des dominés. L’expérience inverse fonctionne et des rats dominés deviennent facilement dominants en présence de rats très faibles. L’appétit pour la domination est donc quasi général et ne nécessite pas une forte stimulation.

Le jeu de la corruption consiste pour un dominant à proposer un marché à un sujet appartenant à une hiérarchie de pouvoir différente de la sienne afin d’améliorer leurs positions respectives dans leurs structures. Le principe fondamental est celui de la non-compétition : la corruption est plus rare au sein d’une même hiérarchie. En effet, le corrupteur et le corrompu doivent chacun tirer un avantage de leur échange et non pratiquer un marché à solde nul.

La corruption dont je vais vous parler est celle qui prévaut dans les systèmes démocratiques. La corruption dans les États de non-droit est différente et plus brutale : tout détenteur d’un pouvoir le monnaie directement contre des ressources auprès de ceux qui sont soumis à sa contrainte. Cette corruption grossière est moins répandue dans les sociétés démocratiques évoluées car les besoins élémentaires des corrupteurs potentiels y sont satisfaits.

La corruption est fondamentalement différente de la rémunération du travail qui aboutit au même résultat, mais qui est fondée sur l’utilité sociale. Le salaire va à la peine, au travail, à la production. Il participe au bien commun et introduit une forme de régulation (très relative malheureusement) dans la répartition des ressources. La corruption, au contraire, ne sert que les intérêts du corrupteur et du corrompu. Elle dérive directement des capacités de négociation et d’alliances développées par les mâles du paléolithique pour asseoir ou stabiliser leur domination lors de l’apparition de la politique au sein de la horde primitive. La corruption reste un phénomène très masculin, peut-être parce que les femmes occupant des postes de pouvoir sont peu nombreuses.

Pratiquée à grande échelle, la corruption aboutit à un retour de la hiérarchie pyramidale descendante déguisée en organisation démocratique. Chacun conforte son pouvoir en cédant une partie de ses ressources à un corrompu qui lui procure en échange un avantage d’une valeur supérieure. Progressivement, la hiérarchie se stabilise, les basses classes de la population sont enfermées dans la dépendance. Les hiérarchies industrielles, financières et même intellectuelles font alliance avec le politique pour assurer leur stabilité. La république n’est bientôt plus qu’une façade qui permet aux dominants de donner l’illusion de jouer le jeu de la démocratie. L’essentiel des efforts consentis par chaque hiérarchie est alors consacré au maintien de sa structure et à la préservation des intérêts de ses dominants. Ce point est fondamental pour comprendre l’absurdité de la dés/organisation qui n’est qu’apparente : elle désorganise la structure sociale globale, mais renforce la hiérarchie qui l’a créée.

La corruption n’est pas que financière, elle prend des formes subtiles. Par exemple, le doctorant s’abstient de critiquer les théories de ses maîtres qu’il connaît comme imparfaites. Il décide au contraire de les valoriser car il sait que son ascension dans la hiérarchie universitaire s’en trouvera facilitée. En retour, en favorisant cet élève docile, parfois inconsciemment, le maître construit autour de lui une équipe de vassaux qui ne le mettront jamais en difficulté. À force de sélectionner des chercheurs trop consensuels et de maintenir en place des professeurs vieillissants et dépassés, la corruption des idées peut détruire la production universitaire sans qu’un centime ne change de main. Cette connivence s’exprime pourtant implicitement sous la forme classique de la corruption : « Conforte mon pouvoir et je veillerai à ce que tu aies ta part ; ton travail en lui-même n’a que peu d’importance, fait juste en sorte de respecter les règles pour que je puisse le valoriser vis-à-vis des autres. » L’irruption d’intérêts financiers dans la recherche publique aggrave bien sûr ce phénomène purement intellectuel en ajoutant une corruption plus traditionnelle. J’ai eu l’occasion récemment de voir en œuvre cette forme de « déchéance morale de la science » (j’emprunte ces mots à Irène Frachon) lors de la soutenance d’une thèse de médecine par un étudiant qui a osé violer ces règles tacites d’allégeance. La violence que ses « maîtres » lui ont retournée lors de cette soutenance est très révélatrice de ce contrat non écrit1.

Les institutions de la civilisation ne vivent donc plus que pour elles-mêmes, pour continuer à exister, pour assurer la domination de leurs dirigeants et capter les ressources disponibles. L’objectif social des politiques de tout bord devient illisible. Le jeu subtil des corruptions a mis à mal le bénéfice social démocratique. Une hiérarchie égoïste et amorale déguisée en organisation sociale altruiste et civilisée s’est révélée encore plus toxique que la tyrannie primitive, car plus sournoise. La crise que nous vivons actuellement en est la conséquence directe : enrichissement invraisemblable des élites, mensonge institutionnalisé, collusion entre des hiérarchies parallèles en cas de convergence d’intérêts. Le rameur croit qu’il maîtrise son destin alors qu’il est de nouveau enchaîné dans le bateau par des liens invisibles. Le barreur peut être changé sur l’impulsion des rameurs, mais il sera remplacé par un clone tout aussi inefficace car englué dans le jeu des dépendances. Quel que soit l’homme politique, quelles qu’aient été ses convictions initiales, il ne prendra pas de mesures impopulaires car il souhaite avant tout être réélu. L’argument, qu’il finit par croire lui-même, est qu’il est le meilleur pour améliorer la société et qu’il doit donc être réélu pour mener de bonnes réformes. La réalité est qu’il veut juste rester en position de dominance, et que la réforme impopulaire mais indispensable attendra toujours l’élection suivante ou à la rigueur la fin d’un mandat qu’il sait ne pas pouvoir reconduire.

J’insiste sur le fait que cette situation est normale. Ce n’est pas une aberration venue pervertir la démocratie, elle-même évolution logique de la société humaine. C’est un retour au primitif lié à un contrôle insuffisant de nos pulsions de domination. Les hiérarchies fondées sur la valeur laissées à elles-mêmes favorisent inéluctablement le fonctionnement primitif des dominants.

L’affaire du Mediator

Je vais de nouveau puiser dans la médecine un exemple qui illustre la capture des mécanismes démocratiques par les mâles dominants. Cet exemple est l’affaire du Mediator : ce médicament dangereux commercialisé pendant trente ans par le groupe Servier. Cette affaire est particulièrement riche d’enseignements car elle a été disséquée par des enquêtes, rapports et missions d’information parlementaires. Nous allons y retrouver tous les mécanismes que nous avons évoqués jusqu’ici.

Identifions les acteurs de ce drame sanitaire :

– La hiérarchie économique est dirigée par le Dr Servier, quasi-monarque au sein d’une entreprise qu’il a créée et développée. La fonction de cette hiérarchie, non contestée dans une économie capitaliste et libérale, est d’enrichir ses membres. Cette priorité, par rapport à des objectifs éthiques ou sanitaires souvent placés en exergue, est évidente dans ce dossier. C’est celle de toute société à but lucratif. C’est celle de toute hiérarchie humaine comme nous l’avons vu : prélever un maximum de ressources pour assurer le meilleur avenir aux dominants.

– La hiérarchie administrative, dirigée par les ministres de la Santé successifs pendant les trente ans qu’a duré la commercialisation du Mediator. Cette hiérarchie de contrôle, dans une société démocratique, est destinée à protéger les administrés des abus et excès commis par les hiérarchies économiques.

– Le grain de sable qui a fait dérailler le jeu de ces petites ententes entre dominants amis : un médecin isolé, le Dr Irène Frachon. Le fait qu’il s’agisse d’une femme n’est pas anodin. Nous avons vu que les femmes, qui ne sont pas destinées à s’intégrer dans les hiérarchies de pouvoir des hommes, sont beaucoup plus enclines à les menacer, alors que les hommes rêvent d’y être intégrés et d’y progresser.

Cela peut paraître difficile à croire aujourd’hui, mais il est probable que, sans Irène Frachon, nous n’aurions jamais entendu parler de cette affaire. Le Mediator aurait été retiré discrètement du marché quelques mois plus tard. Les maladies valvulaires auraient été attribuées au surpoids des patients. Les agences françaises de santé continueraient à fonctionner dans l’opacité et les interférences majeures avec l’industrie pharmaceutiques.

Je vous parlais de la corruption comme mécanisme majeur de la reprise en main de la démocratie. L’erreur serait de croire que cette corruption se résume à faire des chèques ou à livrer des valises à des candidats en campagne électorale. Le contrôle des hommes clés est bien plus subtil que cela.

La méthode Servier est désormais bien connue. Cet homme, au charisme indéniable, a tissé des liens amicaux avec tous ceux qui pouvaient intervenir dans son domaine d’activité. Il ne soudoie pas. Il engage les experts les plus importants comme consultants, les fait travailler sur ses produits, les flatte, leur confie des missions d’intérêt général d’allure désintéressée. L’existence d’un réel travail rémunéré plutôt qu’un cadeau, non seulement endort la méfiance de ses cibles, mais les valorise et crée en retour de la reconnaissance.

Lorsqu’il a été choisi parmi d’autres pour travailler « au château », le vassal développe une dépendance affective forte envers son suzerain qui est d’ailleurs un confrère. L’administration sanitaire française s’est presque totalement désengagée de la recherche en médecine. Ce n’est donc qu’au travers de partenariats industriels que les chercheurs en médecine peuvent travailler. Servier est souvent ce partenaire.

Les représentants commerciaux du groupe Servier qui visitaient les médecins possédaient une force de persuasion exceptionnelle, indépendamment de tout cadeau. Du temps où je les recevais, je les comparais à des témoins de Jéhovah, dont ils possédaient la résistance inébranlable à la contradiction.

Le groupe Servier est allé jusqu’à financer entièrement une importante structure de formation des étudiants en médecine, sans demander de retour sur investissement direct. Il est permis de se demander comment étaient traités les médicaments Servier dans ces formations, du simple fait de l’autocensure des formateurs, qui savaient tous d’où provenait leur rémunération. La Lettre de l’Académie de médecine a été et reste en novembre 2011 financée par le groupe Servier.

La grande force du Dr Servier, génie du marketing pharmaceutique, est d’avoir compris très tôt ce que les psychologues et les sociologues enseignent à leurs étudiants : lorsque vous avez créé une dépendance financière, ou même offert un cadeau anodin, il est inutile de demander quoi que ce soit ; votre cible est socialement programmée pour vous offrir quelque chose en retour. Nous offrons un cadeau en retour d’une faveur. La cible saura trouver seule ce qui fera plaisir au donateur. Au pire, une banale réflexion suffira à stimuler cette réciprocité, sans qu’il soit nécessaire de mettre en œuvre la moindre pression qui serait d’ailleurs contre-productive.

De plus, comme nous l’avons vu, la stabilité de la hiérarchie primitive était fondée sur un « groupement d’intérêt économique ». La politique, c’est-à-dire la gestion des dominances au sein d’une hiérarchie qui devient importante, suppose la concession mutuelle d’avantages et de protections : « Je te concède cela, parce que tu me protèges. »

La méthode Servier était donc très simple : être le bienfaiteur et l’ami de tous ceux qui pouvaient lui être utiles, ou qui pourraient l’être un jour… La machine à influence fonctionne ensuite toute seule, il est même parfois nécessaire de tempérer l’enthousiasme de ses « amis ». Nous en avons un témoignage assez extraordinaire grâce à une écoute téléphonique judiciaire. Un professeur de médecine prestigieux et jusqu’alors respecté se vante auprès d’un dirigeant du groupe Servier d’avoir fait modifier un rapport sénatorial en sa faveur. Il aurait, à l’écouter, atténué la responsabilité de son ami et au contraire accentué la responsabilité de l’Agence du médicament pour le protéger. Une phrase du dirigeant de Servier, que le professeur tutoie, est particulièrement démonstrative : « Décidément, je n’ai pas besoin de te donner des conseils, tu anticipes, c’est parfait2. » Quelle meilleure démonstration de la force des liens durables et de l’absence de nécessité de faire pression pour obtenir un retour sur investissement ?

Cet échange téléphonique n’est pas une exception. Il ne constitue pas une anomalie isolée au sein des contacts entre les industriels et les médecins. Il constitue plutôt une norme habituellement inaudible. C’est ce que l’on découvre lorsqu’on écoute pour la première fois ces contacts, à l’occasion d’une procédure judiciaire. Ces dialogues d’ordinaire inaccessibles reflètent la routine des comportements.

Grâce à ce tissu d’amitiés et de dépendances, les hiérarchies économiques comme le groupe Servier sont arrivées à contrôler les hiérarchies administratives qui avaient été mises en place pour protéger les dominés (les patients) de l’appétit des dominants. Si Servier est particulièrement en lumière dans ce domaine, il n’est pas le seul. Ce fonctionnement est généralisé au sein de l’industrie pharmaceutique et partout où les intérêts financiers sont suffisants pour justifier d’entretenir une telle machine à corrompre.

Lorsque quelques médecins ont constaté des anomalies cardiaques attribuables au médicament Mediator, la machine virtuelle Servier s’est mise en branle : pressions sur ces médecins par de puissants cardiologues liés au laboratoire ; déni invraisemblable du lien de cause à effet entre le Mediator et les lésions cardiaques pourtant typiques. Cet enterrement de preuves s’est effectué dans un tel climat d’opacité que l’on ne parvient pas à identifier actuellement, au sein de l’Agence du médicament, le circuit qui a conduit à l’époque à disculper le Mediator. Les signalements initiaux d’anomalies valvulaires étaient pourtant typiques. Lorsque Irène Frachon, simple pneumologue brestoise, a pris le taureau par les cornes, une coalition d’experts au plus haut niveau de l’Agence du médicament a tenté de la discréditer. L’un d’entre eux a même proposé de faire pression sur elle par l’intermédiaire de la direction de son hôpital. Là où des collègues mâles ont baissé les bras en craignant à juste titre pour leur carrière (leur place dans la hiérarchie), ce sont des femmes qui ont eu le courage d’affronter les dominants : Irène Frachon a trouvé les épidémiologistes et statisticiennes Catherine Hill et Agnès Fournier pour l’accompagner dans son dangereux combat contre la machine Servier et ses vassaux.

Certes, le député Gérard Bapt a joué un rôle important et qui force le respect dans la mise au jour de l’affaire ; mais ce député est plus dans la position d’un dominant en lutte de pouvoir (c’est un homme politique d’opposition) que dans celle d’un lanceur d’alerte qui compromet sa carrière en s’attaquant à de puissantes hiérarchies susceptibles de le broyer, comme c’est le cas pour les femmes que j’ai citées. L’autre homme qui a joué un rôle important dans la mise au jour des mécanismes de la corruption est le sénateur François Autain. À quelques mois d’une retraite tardive et méritée, ce parlementaire qui n’appartenait à aucune hiérarchie n’avait pas d’autre objectif que de confondre les corrompus qu’il a fait transpirer avec beaucoup de talent pendant leurs auditions.

Je ne serais pas surpris que le barrage initial contre la reconnaissance des dangers du Mediator par l’Agence du médicament se soit mis en place sans même que le groupe Servier ait eu besoin d’intervenir auprès des experts qui lui étaient liés. Comme je l’ai exposé plus haut, les mécanismes de réciprocité envers le bienfaiteur sont si fortement inscrits dans notre culture et peut-être même dans nos gènes qu’ils s’activent d’eux-mêmes.

La capture des régulateurs

La corruption est donc un phénomène complexe qui associe des biens matériels, des moyens, de la reconnaissance et même de l’amitié. Dans l’affaire du Mediator, ces composantes complexes de la soumission sont réunies au sein d’un phénomène général qui porte le nom de « capture des régulateurs ». Il consiste en une inversion de la fonction des organismes de régulation. Il a surtout été étudié dans le domaine économique : au lieu de protéger le public des excès d’un cartel ou d’un secteur industriel, l’autorité régulatrice est « capturée » par ce même cartel dont elle finit par conforter la domination. Cette autorité s’identifie à son marché et à ses acteurs dominants au lieu de remplir sa mission de contrôle.

L’autorité de régulation capturée apporte au cartel une apparence de comportement social positif et assure un équilibre au sein de ses composantes. Les agences de notation financières ont parfaitement joué ce rôle depuis vingt ans en noyant la vigilance du public vis-à-vis de placements financiers douteux.

En matière de médicament, l’Agence du médicament a progressivement été capturée par l’industrie pharmaceutique, avec l’aide de politiques qui étaient, eux, capturés depuis longtemps. La thèse d’un jeune médecin, déjà citée, l’a clairement démontré en 2011 pour une autre instance sanitaire : Louis-Adrien Delarue a étudié quatre recommandations de soins issues de la Haute Autorité de santé (HAS), et a montré que ces recommandations n’étaient pas conformes à l’état de la science et qu’elles favorisaient anormalement des médicaments dangereux. Les experts ayant travaillé pour la HAS avaient des liens importants avec les industriels commercialisant ces médicaments. Face à son travail de grande qualité, la réaction principale du jury universitaire de thèse a été de lui demander de faire disparaître le nom des experts cités. Ces recommandations ont finalement été officiellement abrogées sous la pression d’un recours en Conseil d’État initié par le Formindep3.

Quand Irène Frachon s’est battue contre le Mediator, elle a rencontré un mur aussi hostile dans l’administration sanitaire que dans l’industrie pharmaceutique. Ce n’est qu’en médiatisant son combat, avec son livre et l’aide de Gérard Bapt qu’elle pu faire plier l’alliance dominante industrie/agence/experts. Cette réaction paradoxale de l’administration est logique dans le contexte de sa capture.

La méthode de capture est simple : la rémunération des experts des agences est ridicule. Un expert qui prend le temps d’étudier les dossiers qui lui sont soumis est rémunéré 1 euro l’heure ! Pourtant, ces mêmes experts prennent des décisions qui engagent des milliards d’euros de dépenses publiques. Progressivement, une majorité des experts des agences ont été embauchés comme consultants par l’industrie, où ils sont grassement rémunérés. Dans une enquête récente de l’Inspection générale des affaires sociales, la rémunération maximale annuelle d’un professeur de médecine par l’industrie pharmaceutique atteignait 600 000 euros. Une autre option consiste à financer leurs recherches personnelles et leur assurer ainsi du prestige et une position dominante dans leur hiérarchie scientifique. Cette situation permet de comprendre que les agences n’ont aucun problème pour recruter des experts. En revanche, trouver des experts indépendants de l’industrie est actuellement très difficile, faute de filière spécifique pour attirer des candidats de valeur.

Les experts liés à l’industrie ont habilement alimenté la théorie selon laquelle seuls ceux qui travaillaient pour elle étaient compétents pour siéger en commission. Du fait de la contrainte que représentait le travail de préparation des dossiers, les candidatures ont surtout concerné des experts qui défendaient un travail personnel, des lobbies variés ou des industriels. Les rares experts indépendants ont été mis en minorité, car participer aux travaux relevait pour eux du sacerdoce.

En vingt ans, les agences sanitaires sont devenues des outils au service des industriels du médicament et non plus du public qu’elles étaient censées protéger. Il est question de modifier cette situation sous l’impulsion d’une nouvelle loi « après Mediator ». Sauf en identifiant et traitant les racines profondes du mal, il est peu probable qu’une réforme aboutisse à un résultat tangible. Au mieux, une amélioration transitoire précédera une nouvelle capture, fondée sur des mécanismes corrupteurs différents. Cette loi ne prévoit pas l’interdiction du financement des hommes politiques et de leurs partis par l’industrie pharmaceutique. Autant dire qu’elle ne réglera rien. Il est pourtant possible d’organiser une régulation correcte, il faut simplement s’en donner vraiment les moyens, ce que ne souhaite pas forcément la hiérarchie politique.

La répétition des mêmes scénarios, des mêmes scandales doit nous convaincre que la capture des régulateurs et la corruption constituent des phénomènes universels, liés à la recherche de pouvoir des hiérarchies dominantes. C’est un atavisme puissant qui nous pousse à rechercher l’estime des puissants et à partager avec eux les ressources qu’ils ont concentrées aux dépens des dominés. Nous sous-estimons constamment notre fragilité vis-à-vis de ce phénomène, car il heurte notre morale et notre croyance naïve dans des vertus humaines proportionnelles à la hauteur des fonctions occupées. C’est oublier que la morale et l’entretien de cette foi dans la vertu des dirigeants sont historiquement et fondamentalement destinés à protéger les dominants des révoltes et des ambitions des dominés. La réalité est tout autre : la morale et le sens du bien commun se diluent au fur et à mesure que les hommes progressent dans les hiérarchies, tout simplement parce que le recrutement des élites apprécie leur adhésion au « principe de réalité », c’est-à-dire à l’acceptation de la corruption.

En sous-estimant la recherche de domination qui fonde notre structure sociale, nous lui laissons le champ libre. Nous permettons aux dominants de reprendre le pouvoir dans nos sociétés démocratiques, en dissimulant leurs manœuvres au sein des organismes de régulation qu’ils ont capturés et qu’ils contrôlent en sous-main. Il me semble que ce qui est vrai pour la médecine l’est aussi ailleurs.

Pour assurer une justice et une harmonie sociale, il faut regarder en face notre nature et mettre en place des mécanismes de régulation plus solides, résistants à la capture.

Je voudrais conclure l’affaire du Mediator par deux remarques : si c’est une femme qui a sapé les remparts des compromissions sanitaires, les seuls responsables de l’agence qui ont été limogés à ce jour sont deux femmes. L’homme qui dirigeait l’Agence du médicament a démissionné. Les hiérarchies masculines tolèrent quelques femmes en leur sein, mais elles servent souvent de fusibles en cas de problème. Fin 2011, les principaux acteurs du scandale du Mediator à l’Agence du médicament sont toujours en place. Les deux femmes limogées ont néanmoins retrouvé des fonctions importantes dans l’administration ou des organismes assimilés. Irène Frachon n’a pas, fin 2011, et contrairement au Dr Servier, été décorée de la Légion d’honneur ; j’ai néanmoins l’intuition qu’elle ne l’accepterait pas.

Je ne vais pas m’étendre sur les réseaux utilisés par les dominants en place pour s’affranchir des régulations démocratiques : clubs, loges, sociétés savantes, cercles de toute obédience. Ils ne font que reproduire à plus grande échelle ce que nous faisons au quotidien pour notre famille : augmenter la probabilité de diffusion et de protection de nos gènes. Si l’argument initial de ces regroupements est souvent la réflexion éthique ou l’action sociale altruiste, il dérive inéluctablement vers une solidarité entre ses membres au détriment du reste du monde ; tout simplement parce que les idéalistes fondateurs, quand ils existent, sont balayés par le pragmatisme dominant qui consiste encore une fois à accaparer les ressources, dominer les autres et assurer le maintien de cette domination. Chassez le naturel, il revient au galop. Sous-estimez le naturel et il opprimera le rameur solitaire.

Mais pour arriver à la fable des rameurs et à un contrôle total des dominés, il faut d’autres outils qu’une banale perversion du fonctionnement démocratique. Pour prendre un ascendant moral définitif sur le dominé, il ne suffit pas d’exercer son autorité sur sa fonction. Il faut enlever tout sens à sa vie et à la part d’autonomie qui lui reste. Il doit sentir qu’il combat une machine implacable contre laquelle il n’a aucune prise. Sa situation doit le culpabiliser et non le révolter. L’aliénation doit être soigneusement encadrée.

Les armes inventées par les dominants pour obtenir ce résultat sont les procédures absurdes et les contrôles inadaptés qui s’insinuent au plus profond des activités humaines. Élaborés au sommet des hiérarchies, ces modes opératoires imposés nient la compétence fondamentale de l’homme : sa capacité à s’adapter, à inventer, à contourner les difficultés. Les hiérarchies actuelles étant fondées sur des échelles qualitatives, il leur paraît logique d’opposer, d’imposer leur haute valeur ressentie à l’incompétence présumée des effecteurs. Le comble de la perversion consiste à convaincre les agents de s’approprier ces procédures afin qu’ils intériorisent la contrainte qui nie leur compétence, qu’ils trouvent logique d’être seuls à ramer, malgré un mode opératoire imposé qui ruine leur efficacité4.

Les premières apparitions de ces contraintes sont représentées par les lois qui précisent ce qui est interdit. Elles vont être complétées par les procédures qui précisent ce qui est autorisé.

1. Louis-Adrien Delarue, Dominique Dupagne, « L’insoutenable soutenance » : http://www.atoute.org/n/article234.html

2. Anne Jouan, « Mediator : comment Servier a corrigé le rapport du Sénat », Le Figaro, 13 septembre 2011.

3. Le Formindep est une association qui milite activement pour l’indépendance de l’information médicale et qui est à l’origine de la mise en œuvre effective de la loi sur la déclaration de leurs liens d’intérêts par les médecins s’exprimant en public. Il est significatif qu’un recours en Conseil d’État ait été nécessaire pour contraindre le gouvernement à publier en 2009 les décrets d’application de cette loi embarrassante et encore très peu appliquée. Mes liens d’intérêts personnels figurent en fin d’ouvrage. http://www.formindep.org

4. Catherine Grandjean, « Une approche critique de la démarche qualité dans les institutions sanitaires, sociales et médico-sociales », http://www.atoute.org/n/article236.html

 

Chapitre 17

Le futur qui marche

Les principaux facteurs qui expliquent les crises sont la sous-estimation de nos instincts de domination, l’absence de contrôle efficace de ces pulsions et l’obsession de la planification qui les accompagne.

Les hiérarchies cherchant avant tout à assurer leur continuité, il ne faut pas compter sur elles pour aller dans le sens d’une limitation de la domination. Nous ne pouvons rien attendre non plus des révolutions traditionnelles puisqu’elles consistent généralement à remplacer des dominants par d’autres.

La seule modification significative de l’organisation sociale qui puisse coexister avec le maintien provisoire des hiérarchies de domination concerne la planification et l’encadrement de l’action. Il est possible de remettre en cause ce dogme qui conduit les dominants/dirigeants à élaborer des plans, des procédures, à normaliser les méthodes de travail dans leurs moindres détails, pour mieux nier la compétence des hommes. La confrontation au réel est généralement fatale à cette stratégie. Or, si cette planification rigide diminue la productivité et donc leurs profits, les hiérarchies commerciales sont prêtes à étudier avec une certaine bienveillance les solutions alternatives qui leur sont proposées.

Parmi ces solutions, celles qui transforment le dirigeant en stratège sont assez faciles à mettre en place. Ce distinguo est défendu depuis longtemps par Michel Crozier :

« Que veut dire stratégie ? Ce mot commençait à devenir à la mode et j’ai contribué à le populariser. Je l’opposais à ceux de commandement et de planification. Dans sa vision organisatrice du monde, le planificateur n’a pas d’ennemi, il peut tout ordonner rationnellement et parvenir immanquablement à ses objectifs en choisissant les bons, voire les grands moyens.

Mais les moyens, surtout quand ils sont humains, ne se plient pas aussi facilement aux objectifs et bloquent finalement – et heureusement – la belle ordonnance rationnelle. Au contraire, le stratège sait, lui, qu’il doit tenir compte du fait que l’ennemi peut réagir à ses actions. Il choisit donc ses objectifs en fonction des moyens, c’est-à-dire des ressources dont il dispose et des contraintes auxquelles il doit faire face. Puis, avec pragmatisme, il cherche à diminuer les contraintes en coopérant le mieux possible avec ses ressources. Autrement dit, quand le commandant ne voit que son plan, le stratège s’appuie sur la réalité du terrain1. »

Crozier constate ensuite, comme Christophe Dejours2, que la confrontation au réel signe la mort d’une planification trop détaillée. Les architectes savent qu’un plan précis n’est envisageable que pour un bâtiment neuf. Une rénovation va au contraire être confrontée à de nombreuses découvertes imprévues et le plan sera modifié au fur et à mesure de l’avancement du chantier. Ces modifications seront influencées par les solutions proposées par les entreprises. L’architecte, maître d’œuvre d’une rénovation, est un stratège qui confronte régulièrement sa vision globale du projet à la volonté et au budget de son client d’une part, et aux solutions techniques d’autre part. Un chantier de rénovation dirigé par un architecte « commandant » qui serait absent du chantier et bloqué sur son plan initial conduirait à coup sûr à un échec.

Au fur et à mesure que le chantier progresse, les cotes initiales ou les solutions techniques sont réadaptées et recalculées au contact de la réalité, en suivant la « stratégie GPS » que nous avons déjà évoquée : le retour d’information constant permet de modifier l’itinéraire en fonction des aléas du trajet. Atteindre la destination est le seul objectif fixe ; les moyens sont négociables.

La méthode Agile

Ceux qui ont le mieux modélisé et implémenté cette « stratégie GPS » sont les développeurs de programmes informatiques. Ils ont constaté que la création d’un programme à partir d’un cahier des charges complet élaboré au préalable par le client mène systématiquement à l’échec : les développeurs ne comprennent pas toujours la demande réelle de l’utilisateur. Celui-ci est souvent incapable de définir exactement ce qu’il désire sans éléments concrets ; il se découvre de nouveaux besoins lors de la mise en service du programme, ou au contraire réalise que des fonctions coûteuses en temps de développement ne lui servent finalement à rien.

En 2001, des développeurs ont regroupé diverses expériences tentant de résoudre cette problématique sous les termes de « méthode Agile ». Cette méthode, appelée également « Agilité », part de constats et de valeurs qui vont vous rappeler des éléments que nous avons déjà abordés. Il s’agit d’ailleurs d’une stratégie globale, d’un état d’esprit plutôt qu’une véritable méthode. Les citations entre guillemets proviennent du Manifeste Agile de 20013, les commentaires sont inspirés de la notice Wikipédia décrivant la méthode Agile. Voici les quatre principales valeurs de l’Agilité :

1) L’équipe : « Les individus et leurs interactions plus que les processus et les outils. »

Dans l’optique Agile, l’équipe est bien plus importante que les outils (structurants ou de contrôle) ou les procédures de fonctionnement. Il est préférable d’avoir une équipe soudée et qui communique, composée de développeurs (éventuellement à niveaux variables), plutôt qu’une équipe composée d’experts fonctionnant chacun de manière isolée. La communication est une notion fondamentale.

2) L’application : « Des logiciels opérationnels plus qu’une documentation exhaustive. »

Il est vital que l’application fonctionne. Le reste, et notamment la documentation technique, est une aide précieuse mais non un but en soi. Une documentation précise est utile comme moyen de communication. La documentation représente une charge de travail importante, mais peut être néfaste si elle n’est pas à jour. Il est préférable de commenter abondamment le code lui-même, et surtout de transférer les compétences au sein de l’équipe (on en revient à l’importance de la communication).

3) La collaboration : « La collaboration avec les clients plus que la négociation contractuelle. »

Le client doit être impliqué dans le développement. On ne peut se contenter de négocier un contrat au début du projet, puis de négliger les demandes du client. Celui-ci doit collaborer avec l’équipe et fournir un rétrocontrôle continu sur l’adaptation du logiciel à ses attentes.

4) L’acceptation du changement : « L’adaptation au changement plus que le suivi d’un plan. »

La planification initiale et la structure du logiciel doivent être flexibles afin de permettre l’évolution de la demande du client tout au long du projet. Les premières livraisons de versions provisoires du logiciel vont souvent provoquer des demandes d’évolution.

Si vous remplacez « client » par « patient », « logiciels opérationnels » par « soins de qualité », vous retrouvez les valeurs des hôpitaux magnétiques dont nous avons déjà parlé.

L’Agilité fait le constat de l’imprévisibilité et parie sur les hommes, leurs interactions et leurs compétences, plutôt que sur le contrôle de leur action ou l’élaboration de procédures opérationnelles. Comme Crozier, l’Agilité croit plus à la stratégie qu’au commandement. Paradoxalement, la mise en place de la méthode Agile suit des procédures assez strictes, mais cet encadrement est uniquement destiné à veiller au respect fondamental des quatre valeurs précitées. Certaines réunions de travail ont par exemple lieu debout, afin de veiller à ce qu’elles soient brèves. J’aime rapprocher ce concept de celui de la réunion du conseil africain traditionnel dans la salle au plafond bas. L’administration de l’Agilité, comme celle des hôpitaux magnétiques, est au service de l’action autonomisée et communicante, et non dans le contrôle des processus de fabrication.

En pratique, les quatre valeurs fondamentales de la méthode Agile se déclinent en douze principes généraux  :

1 – Gardez toujours à l’esprit que la plus haute priorité est de fournir rapidement un produit à forte valeur ajoutée qui corresponde au besoin réel du destinataire/client.

2 – Acceptez de principe le fait que le destinataire/client va modifier son besoin pendant que vous le réaliserez. Votre produit n’en sera que meilleur.

3 – Livrez fréquemment des versions provisoires de votre produit afin que votre client puisse vérifier que vous êtes sur la bonne voie.

4 – Impliquez fortement les utilisateurs finaux dans les étapes de la fabrication du produit, travaillez étroitement avec eux, autant que pour eux.

5 – Constituez des équipes motivées. Fournissez-leur l’environnement et le soutien dont elles ont besoin et faites-leur confiance pour atteindre les objectifs fixés.

6 – Prévoyez du temps pour proposer à l’équipe à intervalles réguliers de réfléchir aux moyens de devenir plus efficace. Après validation collective, laissez-la ensuite mettre en œuvre ses nouvelles méthodes.

7 – Visez en permanence la simplicité : minimiser les tâches ou les réunions inutiles.

8 – Utilisez le plus possible le dialogue réel (en face à face ou en petit groupe) comme méthode de communication au sein de l’équipe et avec l’extérieur.

9 – La meilleure évaluation de l’avancement du projet est la constatation que ce que vous avez fabriqué fonctionne.

10 – Travaillez à un rythme que vous êtes capable de tenir dans la durée et qui n’use pas les hommes.

11 – Restez vigilant vis-à-vis de l’excellence technique et du respect des méthodes habituelles de bonne conception tout au long du projet.

12 – Gardez en tête le fait que les meilleures architectures, spécifications et conceptions émergent d’équipes auto-organisées.

Le point 12 est particulièrement important : il signifie qu’une hiérarchie pilotant un groupe de travail de l’extérieur n’aboutit pas aux solutions les plus performantes. L’auto-organisation qui naît au sein d’un groupe fonctionnel indépendant (par exemple dans le monde du logiciel libre) aboutit aux meilleurs résultats.

Ces principes appellent deux remarques :

– Il n’est donc quasiment pas question de hiérarchie ou d’échelle de valeurs entre les participants du projet. L’encadrement fournit essentiellement un support, un calendrier et des moyens pour atteindre l’objectif.

– La notion de qualité est quasiment absente et n’apparaît que dans le point 11. Il est clair que la « propreté » (rigueur dans l’écriture) d’un code informatique est un élément important pour sa maintenance ultérieure. Dans le même ordre d’idées, un médicament efficace doit pouvoir offrir des garanties sur ses « bonnes pratiques de fabrication ». Un juste équilibre doit être trouvé entre la rapidité et la rigueur. Le point 12 vient néanmoins tempérer l’éventuelle tentation de revenir vers l’écueil de la qualité dévoyée par les hiérarchies, en affirmant qu’elle réside fondamentalement dans l’auto-organisation.

Il existe une sorte de roue de l’Agilité que j’ai reproduite ci-dessous. Elle me séduit à deux titres. Tout d’abord, elle traduit bien les itérations, les essais successifs à partir d’un embryon de réalisation qui est chaque fois confronté à la réalité du client. Cette prise en compte de l’imprévisibilité rappelle le fonctionnement du système immunitaire, modèle biologique pour l’Agilité. Ensuite, j’aime son côté incompréhensible, fouillis et faussement organisé. L’Agilité sous ses airs hyperstructurés favorise la pensée complexe et échappe comme elle aux graphiques réducteurs. L’Agilité ne peut pas se dessiner simplement et c’est très bien ainsi. J’espère que vous commencez à être, comme moi, lassé de toutes ces roues. Il faudrait inventer autre chose…

Roue de l'agilité

La roue de l’Agilité

 

La grande force de la méthode Agile est son aptitude à s’insérer comme une capsule autonome dans un groupe fortement hiérarchisé à qui elle promet des résultats brillants et rapides. Ces promesses se concrétisant dans la majorité des cas, les dominants en place trouvent un intérêt évident à injecter de l’Agilité dans les productions qu’ils administrent. L’Agilité est encore cantonnée aux développements informatiques, pour trois raisons principales. Tout d’abord, ce sont les développeurs informatiques qui ont inventé ce concept. Ensuite, il s’agit de projets de développement ayant une durée limitée dans le temps ; le succès des acteurs de ces réalisations ne sera pas associé à un leadership durable, ils ne risquent donc pas de menacer la position du dominant qui l’a encouragée. Enfin, les dominants ne comprennent généralement pas grand-chose à l’informatique et sont peu tentés d’intervenir dans les étapes du développement de logiciels.

L’Agilité pourrait être une forme de contamination « virale » de l’intelligence sociale, qui s’insinuerait progressivement dans le fonctionnement actuel des entreprises. Forts de leur efficacité, les « rameurs Agile » injectent leur culture de la confiance, de la compétence et de l’auto-organisation à des niveaux de plus en plus élevés des hiérarchies. À partir d’un certain seuil de contamination, l’entreprise pourrait basculer dans un management Agile global, sous la pression des actionnaires notamment. Autant la pensée complexe est handicapée par son nom, autant l’Agilité suscite immédiatement l’intérêt et se prête à des slogans séduisants !

La méthode de management Agile commence donc à apparaître timidement au sein de l’entreprise.

Le management Agile

Comment définir le management Agile ? Il s’agit d’un mode d’organisation de l’action à la fois complexe (au sens de la pensée complexe) et humaniste, fondé sur la motivation rationnelle des acteurs d’un projet. Son émergence au début des années 1990 a été portée par la vague des nouvelles technologies. Ses valeurs et principes combinent des aspects sociologiques et technologiques. Le management Agile s’oppose aux fondements du taylorisme qui privilégie la parcellisation du travail, la déresponsabilisation globale et l’encadrement procédural de la production.

Le management Agile s’applique à l’organisation elle-même et la méthode Agile ne représente qu’un secteur de l’application des diverses formes d’agilité managériale. Le management Agile est connecté au lean que j’ai brièvement évoqué à propos de la démarche qualité.

Malgré leur logique et leur rationalité, le management Agile et le lean peinent à s’imposer pour une raison fondamentale : leurs valeurs attaquent frontalement celles de la dominance hiérarchique traditionnelle. Le management Agile est au service de la production et d’agents autonomisés. Le management actuel est au service de lui-même. Il ne peut donc accepter cette remise en cause de son pouvoir et de ses prérogatives. Le management Agile ne pourra s’installer que sur les ruines des hiérarchies de pouvoir actuelles et il ne perdurera que si une régulation cybernétique solide des tentations de domination des hommes est mise en place. Il ne peut donc être classé dans la catégorie du futur en cours d’installation. C’est pour l’instant une lueur qui éclaire l’avenir. En attendant cette rupture managériale, il appartient à chaque rameur de mettre en œuvre, s’il le peut, les rares outils existants pour accroître sa résistance à la domination, pour développer son empowerment

La « capacitance » du rameur et le cinquième pouvoir

L’empowerment ou capacitance, que nous avons déjà évoquée dans la deuxième partie, définit l’augmentation de notre aptitude à atteindre nos objectifs personnels. Elle nous permet d’acquérir la capacité de travailler comme nous le souhaitons ; de diminuer notre dépendance vis-à-vis d’autrui et des structures sociales ; de lire une information non biaisée et d’en émettre nous-mêmes ; de faire des choix éclairés pour notre alimentation ou notre santé. Cette « capacitance » contient des valeurs sociales : il ne s’agit pas de revendiquer d’être autonome pour nous comporter comme les dominants prédateurs, mais d’échapper au contraire à leur emprise et de trouver une place équilibrée au sein de notre groupe.

La « capacitance » est déjà en marche pour les rameurs qui sont connectés massivement entre eux. Entre le moment où j’ai rédigé l’histoire de Louis, tétraplégique, et celui où j’écris ces lignes, une autre affaire a provoqué un buzz aussi bref que massif. Une caissière de supermarché devait être licenciée pour avoir récupéré un ticket de réduction abandonné par un client. L’inanité de cette sentence que ses amis ont médiatisée a provoqué une violente réaction sur les espaces communautaires. L’ampleur de cette réaction a forcé la chaîne à revenir rapidement sur sa décision. L’impact en termes d’image et sans doute de chiffre d’affaires pour ce groupe de magasins a été désastreux. La force de la connexion entre des individus isolés dépasse celle d’une action en justice. Elle remplace la pétition, devenue inopérante car insuffisamment menaçante et trop lente. Il s’agit d’un « cinquième pouvoir » avec lequel les groupes commerciaux savent qu’ils faut désormais compter.

Ignacio Ramonet faisait en 2003 le triste constat de la capture de la presse, le quatrième pouvoir régulateur, par les hiérarchies dominantes. Il appelait ce cinquième pouvoir de ses vœux, alors que le Web communautaire balbutiait encore :

« La question civique qui nous est donc désormais posée est celle-ci : comment réagir ? Comment se défendre ? Comment résister à l’offensive de ce nouveau pouvoir [la presse] qui a, en quelque sorte, trahi les citoyens et est passé avec armes et bagages à l’ennemi ? Il faut, tout simplement, créer un “cinquième pouvoir”. Un “cinquième pouvoir” qui nous permette d’opposer une force civique citoyenne à la nouvelle coalition des dominants4. »

Rappelons que les trois premiers pouvoirs sont aux mains de l’État.

Henri Laborit, trente ans plus tôt, ne pouvait pas se représenter le Web tel que nous le connaissons, mais il écrivait déjà :

« Il paraît logique de décrire également une information-structure des sociétés, comparable à celle des organismes, et une information circulante comparable aux messages nerveux et endocriniens qui permettent de réaliser la finalité de l’ensemble organique. Or on comprend qu’une telle société n’existe pas encore. L’information professionnelle, la seule diffusée car elle permet l’établissement de nouvelles hiérarchies et des dominances, interdit la cohésion des groupes sociaux fonctionnels. […]

Mais si l’information devenait un but en soi, information structure et information circulante ? Si la matière et l’énergie ne devenaient plus que des moyens d’accroître la connaissance, l’évolution des structures ? Si la société humaine devenait informationnelle5 ? »

Les vœux de ces précurseurs, à rapprocher de ceux de Jean-Claude Guédon6, sont en train de se réaliser, timidement mais sûrement. Le Web 2.0, dans ses aspects communautaires, représente désormais une forme de class action (action juridique commune et groupée) permanente, redoutable et peu coûteuse. Si ce livre connaît un quelconque succès, il le devra exclusivement au Web communautaire qui m’a permis de développer mes idées, de les corriger et de les diffuser au point d’être identifié par les médias traditionnels puis par mon éditeur. Je n’aurais jamais écrit cet essai sans Internet, et quand bien même je l’aurais fait, il n’aurait jamais été publié dans de bonnes conditions.

Ce cinquième pouvoir est pris très au sérieux par la majorité des hiérarchies économiques qui étudie activement des stratégies pour le capturer ou s’en défendre. Mais la capture du Web social, telle que nous l’avons décrite pour les agences sanitaires par l’industrie pharmaceutique, est quasiment impossible. La corruption de quelques blogueurs influents n’a pas d’effet durable et saute aux yeux de leurs lecteurs qui les délaissent. La manipulation des espaces communautaires est infiniment plus difficile qu’elle n’y paraît. Dans mon expérience portant sur des centaines de milliers de messages de forums, les manipulateurs et escrocs sont démasqués rapidement lorsque l’espace est animé par une vraie communauté. Les « fausses notes » de la communication orientée attirent immédiatement l’attention des habitués les plus attentifs. Je rappelle régulièrement à mes chers confrères dans mes communications publiques que les congrès de médecins sont plus faciles à manipuler que les forums de patients.

Faute de pouvoir capturer les espaces communautaires, les hiérarchies tentent de créer des médias liés au Web 2.0 et de les intégrer dans leur communication. Cette stratégie n’a aucun avenir à court terme. Elle supposerait pour fonctionner la mise en place d’un pur management Agile qui constitue, comme nous l’avons vu, une révolution inacceptable pour les dominants en place. En effet, la première conséquence de la création d’un dialogue public en ligne est généralement une litanie de récriminations et de critiques. Les premiers des clients/utilisateurs à profiter de l’occasion qui leur est donnée de s’exprimer sont les mécontents. Les dirigeants ne sont pas habitués à ces critiques publiques. Leur premier réflexe est alors d’encadrer (et donc d’étouffer) ces outils ou de les supprimer purement et simplement. Lors de la mise en place des premiers sites Ameli par l’Assurance maladie française, chaque région disposait du sien propre, élaboré à partir d’un outil (gestionnaire de contenu) commun. Cet outil permettait la mise en place de forums de discussion destinés aux assurés sociaux et aux professionnels de santé. La caisse marseillaise a été la seule à implanter ces forums. L’expérience n’a pas duré et les forums ont été fermés. Les questions posées étaient trop dérangeantes pour l’Assurance maladie et tendaient essentiellement à mettre en évidence ses dysfonctionnements.

Heureusement, le Web 2.0 est autonome. Il fonctionne à peu de frais et n’a besoin d’aucun soutien ni financement. Le coût d’un site comme Atoute.org, avec ses quinze millions de visiteurs annuels, ne dépasse pas 250 euros par mois Contrairement à une idée répandue, ce ne sont pas les rameurs/utilisateurs qui sont dépendants des services en ligne, comme les usagers captifs d’une administration. Ce sont ces services qui sont dépendants des rameurs, prompts à quitter le bateau pour un autre plus accueillant ou moins intrusif. Quelle que soit la puissance économique de sites commerciaux comme Facebook, Twitter ou Google, ils ne peuvent survivre à la désaffection de leurs clients, ou plutôt de leurs utilisateurs puisque ces services sont gratuits. Or cette désaffection peut être très brutale, car ces utilisateurs ne sont liés par aucun contrat. Comme ils communiquent entre eux, des mouvements de masse sont possibles et d’ailleurs redoutés par ces sites qui suppriment rapidement les fonctions intrusives qui suscitent des réactions trop fortes. Le principe général est celui de la grenouille qu’il faut endormir dans la casserole en faisant tiédir l’eau, en sachant que cette grenouille, ou plutôt ces millions de grenouilles, ne s’endorment jamais complètement et peuvent sauter hors de la casserole à tout moment.

Le cinquième pouvoir ne fait qu’émerger malgré ses succès récents, notamment contre les tyrannies. Les rameurs solidement connectés à une communauté sont encore peu nombreux, mais leur nombre augmente tous les jours. Ils sont en train de fabriquer un futur proche où leur capacitance croissante peut commencer à les protéger des hiérarchies aliénantes. La structure sociale en nuage (multiconnectée et sans architecture clairement lisible) va révéler sa puissance face aux hiérarchies verticales qui ont tendance à la sous-estimer.

1. Michel Crozier, ibid., op. cit.

2. Christophe Dejours, ibid., op. cit.

3. http://agilemanifesto.org/iso/fr

4. Ignacio Ramonet, « Le cinquième pouvoir », Le Monde diplomatique, octobre 2003.

5. Henri Laborit, La Nouvelle Grille, op. cit.

6. Jean-Claude Guédon, art. cit.

4 réponses à Extraits

  1. Blochs dit :

    La lecture de votre ouvrage m’a été conseillé par mon généraliste.
    La lecture des extraits me donne vraiment envie de le lire en entier, malheureusement il n’est plus accessible sous forme papier (ou d’occasion à des prix excessifs). Une réédition est-elle prévue ? Ce serait une excellente réaction à ce que vous dénoncez brillamment.
    Merci.

  2. Bonjour,

    Dans votre situation, si vous voulez la réédition de votre livre, vous pouvez envoyer une lettre recommandée à l’éditeur. S’il ne répond pas ou refuse la réimpression, vous redevenez pleinement propriétaire de votre livre (qui n’est que « loué » à l’éditeur qui a certaines obligations, notamment de continuer son exploitation) et pouvez donc le céder à un autre éditeur. Il ne devrait pas être trop difficile de convaincre un éditeur (éventuellement un « petit » mais qui doit avoir une bonne diffusion) étant donnée la demande attestée par la côte en occasion.

  3. Aredius dit :

    « Gardez toujours à l’esprit que la plus haute priorité est de fournir rapidement un produit à forte valeur ajoutée qui corresponde au besoin réel du destinataire/client. »

    Le « time to market » conduit aussi à tous ces produits qui vivent quelques mois, qui ne sont pas réparés, etc.
    MS applique : on a eu Vista, le grand progrès !, un an après, W7, etc. et jamais assez de mémoire. Toujours besoin d’un autre ordi.

    « La forte valeur ajoutée » pour qui ?
    Et quelle est cette correspondance ? on peut faire correspondre tout à n’importe quoi !

    Et les « besoins réels du destinataire/client » … je connais bien des « patients » qui considèrent qu’ils ont besoin d’une armoire à médoc qui déborde car « ils y ont droit ». Et c’est leur besoin réel ! d’ailleurs ils ne manquent pas de le dire au toubib. En Limousin, les pharmacies dans des villages sont les bâtiments de la modernité. Et puis les hôpitaux ruraux sont les pourvoyeurs d’emploi. Les vieux paysans qui ne visitaient pas le médecin, qui allaient chez le dentiste sauf pour la dernière visite (afin de ne pas le payer), maintenant qu’ils ont la sécu, ont découvert la réalité de leur besoin de médocs.

    A chacun selon ses besoins disait l’autre.

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